Une bulle économique est souvent perçue comme un moment d’euphorie irrationnelle : les prix s’envolent, déconnectés de toute réalité économique. Mais comment la définir de manière précise ? Et pourquoi est-il si difficile de l’identifier avant qu’elle n’éclate ?
Dans cet article, nous explorerons les principales définitions de la bulle économique, les raisons pour lesquelles sa détection est complexe, ainsi que les approches modernes qui tentent de l’anticiper.
Qu’est-ce qu’une bulle économique ?
Il n’existe pas de consensus véritable sur la définition d’une bulle économique. De manière classique, on la décrit comme une « déviation importante des prix par rapport à leur valeur fondamentale« . En d’autres termes, les prix d’un actif, d’un marché ou d’un secteur s’emballent sans réelle justification économique, portés par l’enthousiasme, la spéculation ou un simple effet de mode.
Les conséquences de l’éclatement d’une bulle sont souvent brutales : effondrements de marchés, crises financières, récessions économiques. L’histoire économique regorge d’exemples célèbres : la bulle des Tulipes au XVIIe siècle, la bulle Internet des années 2000, ou encore la bulle immobilière américaine de 2008.
Les différentes visions des bulles économiques
La définition d’Alan Greenspan

Alan Greenspan, ancien président de la Réserve fédérale américaine (FED), a popularisé l’expression « exubérance irrationnelle » pour décrire l’enthousiasme démesuré des investisseurs, déconnecté de toute analyse fondamentale. Selon cette approche, les bulles se forment lorsque la psychologie des foules l’emporte sur la rationalité économique.
Greenspan a souvent insisté sur la difficulté, voire l’impossibilité, de déterminer à l’avance le moment où une bulle éclatera, ou même d’identifier avec certitude une bulle avant sa correction. C’est pourquoi un phénomène de marché n’est généralement qualifié de « bulle » qu’ex post, c’est-à-dire après que le krach s’est effectivement produit.
La définition de Robert Shiller

Robert Shiller
Robert Shiller, Prix Nobel d’économie en 2013, caractérise les bulles de par une juxtaposition de symptôme. Selon lui, on peut soupçonner l’existence d’une bulle si :
- (1) les prix augmentent rapidement,
- (2) les agents cherchent à justifier cette augmentation
- et (3) les agents se sentent envieux et regrettent de ne pas avoir pu participer,
Autrement dit il décrit la bulle comme un « enthousiasme contagieux », où les croyances optimistes se propagent à grande échelle, alimentées par des récits collectifs (« storytelling »). Pour Shiller, les bulles sont des phénomènes éminemment sociaux et psychologiques.
Il souligne également que les médias jouent un rôle déterminant dans leur émergence : selon Shiller, avant l’existence des médias de masse, les bulles économiques n’auraient pas existé1. Avec cette approche, il devient possible de caractériser une bulle, mais aussi de distinguer les croissances légitimes. Par exemple, les envolées boursières de Google ou d’Apple ont parfois été qualifiées de bulles, sans qu’un krach ne survienne pour l’instant. En effet, utiliser le terme « bulle » implique généralement l’anticipation d’une fin brutale.
Enfin, Shiller met en avant le caractère social des bulles, ce que l’on retrouve dans la définition que je préfère : « Ce phénomène voit le jour, lorsque les investisseurs détiennent un actif parce qu’ils croient qu’ils pourront le revendre à un prix plus élevé, même si son prix dépasse de loin sa valeur fondamentale, au point qu’aucun scénario plausible sur ses revenus futurs ne puisse le justifier. »
L’approche critique d’Eugene Fama

Je partage le Prix Nobel avec lui. Pourtant, son travail essaie de démontrer que tout ce que je dis est faux!
Robert Shiller
Pour Eugene Fama, également Prix Nobel d’économie en 2013, les bulles n’existent pas. Selon lui, si l’on est capable de détecter la formation d’une bulle et d’anticiper un krach dans un avenir plus ou moins proche, cette information devrait immédiatement être intégrée aux prix, qui corrigeraient instantanément. Dès lors, l’émergence d’une bulle deviendrait impossible3.
« The Boy Who Cried Bubble: Public Warnings against Riding Bubbles »
Bien que le rejet des bulles paraisse peu cohérent avec les faits historiques, il est légitime de penser que, si une bulle est détectée et que l’alerte est crédible, alors elle pourrait effectivement se dégonfler avant d’atteindre des proportions critiques.
C’est l’idée développée par deux économistes de l’Université de Waseda à Tokyo, Yasushi Asako et Kozo Ueda, dans leur article « The Boy Who Cried Bubble: Public Warnings against Riding Bubbles », publié par la FED de Dallas. Dans ce document de travail, ils proposent un modèle dans lequel une bulle peut être dégonflée si les agents économiques sont avertis de son existence à temps, empêchant ainsi d’autres investisseurs d’en profiter pour engranger des profits.
Cependant, le problème reste entier : le biais informationnel et la difficulté à détecter les bulles rendent les alertes peu crédibles. Un exemple célèbre est celui d’Alan Greenspan qui, dès 1996, n’était pas parvenu à convaincre les marchés de l’existence d’une « exubérance irrationnelle » sur le marché actions américain.
Pourquoi est-il si difficile de détecter une bulle ?
La principale difficulté réside dans l’incertitude entourant la valeur fondamentale d’un actif. Cette valeur est souvent subjective, construite sur des hypothèses économiques discutables.
De plus, la dynamique propre aux bulles rend leur reconnaissance particulièrement délicate : tant que les prix continuent de monter, il est difficile de savoir si l’on assiste à une bulle ou simplement à une phase de croissance légitime.
Enfin, le risque réputationnel joue un rôle non négligeable : prédire une bulle trop tôt peut gravement nuire à la crédibilité d’un économiste si les marchés poursuivent leur progression pendant plusieurs années.

Comment tenter de repérer une bulle aujourd’hui ?
Plusieurs approches modernes cherchent à détecter les bulles en temps réel.
Par exemple, Didier Sornette et Anders Johansen ont proposé un modèle mathématique basé sur la dynamique de croissance « super-exponentielle » des prix, caractéristique des bulles.
Ces modèles visent à identifier des signatures précurseurs d’un éclatement imminent, en combinant des concepts de physique statistique et de finance comportementale.
Même si leur application reste complexe et sujette à de nombreuses incertitudes, il est intéressant de noter que cette approche a été appliquée avec succès aux krachs de 1987, 2000 et 20084. Elle est désormais intégrée dans le Financial Crisis Observatory de l’ETH Zurich, qui surveille entre 600 et 800 actifs financiers4.
Phillips, Shi et Yu5 (2012) s’attaquent également à la détection des bulles financières, mais avec une approche différente de celle de Sornette et Johansen. Leur contribution principale réside dans le développement d’outils économétriques permettant d’identifier des régimes explosifs dans les séries temporelles financières.
L’application de leur méthode au marché immobilier colombien a conclu que la Colombie pourrait être confrontée à une bulle immobilière. En revanche, sur les marchés immobiliers américain, britannique et espagnol, leur analyse n’a pas mis en évidence de preuve solide de comportements explosifs durant la première moitié des années 2000.

Conclusion
Définir précisément ce qu’est une bulle économique reste un exercice délicat.
Si certains signes comportementaux — comme l’euphorie, le storytelling ou la déconnexion des fondamentaux — permettent d’en approcher la détection, il demeure difficile d’en avoir la certitude avant son éclatement.
Cette difficulté s’explique par la nature même des bulles, où rationalité et psychologie s’entremêlent, rendant toute analyse incertaine. De plus, prédire une bulle trop tôt expose à un risque de crédibilité si le marché continue de progresser contre toute attente.
Les modèles modernes, qu’ils soient fondés sur la dynamique super-exponentielle des prix ou sur la détection économétrique de régimes explosifs, offrent des pistes prometteuses. Toutefois, ils restent perfectibles et soumis à de nombreuses limites : incertitudes sur la qualité et la précision des données financières, biais comportementaux persistants, et imprévisibilité des événements externes susceptibles de déclencher l’éclatement.
Ainsi, plutôt que de chercher à prédire avec certitude la formation ou l’éclatement d’une bulle, il semble plus sage de cultiver une approche prudente et critique face aux excès de marché. L’histoire montre que si toutes les bulles ne sont pas fatales, ignorer leurs signaux avant-coureurs peut avoir des conséquences économiques profondes.
En économie comme en finance, le véritable danger n’est pas de ne pas voir la bulle, mais de croire qu’elle ne peut pas exister.
REFERENCE :
(1) “The news media are involved. There were no bubbles before there were news media.” Source: npr.org
(2) Exemple
(3) Attention toutefois, le cadre d’analyse dans lequel se place Fama est celui de marché efficace.
(4) Source: https://trends.levif.be/a-la-une/banque/vivrons-nous-encore-des-krachs-extremes-la-reponse-de-didier-sornette-eminent-specialiste-des-bulles-financieres/
(5) Phillips, P.C.B., S. Shi, and Yu, J., 2012, “Testing for multiple bubbles”. Cowles Foundation Discussion Paper No 1843.
Laissez un commentaire